Il est souvent difficile de comprendre les expert.e.s, d’autant que, souvent, ces expert.e.s passent sous silence les premiers pas de leur démarche, qui leur semblent évidents mais sont justement les plus difficiles à comprendre ou à admettre. Bien que concernée, il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre ces paradigmes et leurs implications. Voici donc ma compréhension du “genre”, à partir des “connaissances communes” d’une personne née en 1971.
Le point de départ de ce paradigme est la célèbre citation de Simone de Beauvoir : "on ne naît pas femme, on le devient". Cette phrase, mal comprise quand elle est hors contexte, signifie que ce qui constitue l’identité “femme” ne vient pas de son anatomie de naissance (sexe) mais d’un certain nombre d’expériences sociales.
La féminité, ce n’est pas une physiologie, mais un ensemble de comportements acquis, de croyances, de fonctionnements mentaux et affectifs qui sont essentiellement acquis au cours des années. Il en va de même, évidemment, pour la masculinité.
L’exemple de Johnny Clegg
Johnny Clegg était un homme - né en Angleterre, de famille blanche d’Afrique du Sud.
De l’âge de 2 à 15 ans, il vécut dans une famille Afrikaner, parmi les blancs d’Afrique du Sud près de Johannesburg. A 15 ans, il part vivre dans les quartiers noirs de ce pays en proie à l’Apartheid (ségrégation des gens selon leur couleur de peau). Par affinité, il s'associe avec des personnes Zouloues : il apprend la langue, la musique, et mille aspects de la culture de ce peuple. Il fait ensuite carrière dans la musique, et popularise dans le monde entier la musique et la culture Zouloue, et milite pour l'égalité des droits dans son pays. Selon Nelson Mandela, Johnny fait partie des personnes qui ont le plus contribué à l’égalité des droits en Afrique du Sud.
Johnny était blanc de peau. Mais il n’était pas Afrikaner. Il était Zoulou.
Son phénotype (peau pâle) a beaucoup moins d’importance dans son identité que sa culture — et dans son cas, c'est une culture d'adoption. Ce qui a fondé toute sa vie, depuis sa vie sociale et amicale jusqu’à sa carrière artistique, en passant par ses engagements politiques, bref toutes les choses vraiment importantes pour lui, c’est la culture Zouloue.
Il n’est pas né Zoulou : il l’est devenu.
Si on définit Johnny par ses caractères physiques et son état-civil, on passe à côté de son identité - pire, on risque de le prendre pour l’ennemi de ce qu’il est et de ce qu'il défend. Par choix, et après la fin de son enfance, il a acquis une culture, l’a adoptée, et en est devenu un membre, un représentant - et même un symbole. Une culture qui était l’opposé de ce à quoi son phénotype le prédestinait. Son identité était à l’opposé de ce que la société associait à son anatomie et à sa naissance.
Certes, sa couleur de peau lui a valu d’avoir plus de notoriété qu’il n’en aurait eu s’il avait été noir. Mais c’est le racisme des autres qui a défini cela, racisme contre lequel il a lutté, à ses risques et périls. Fondamentalement, il n'avait pas sa place parmi les blancs de sa société. Il était Zoulou.
Accessoirement, en matière de privilèges, j'ignore comment il était traité au sein de la société d'Afrique du Sud, mais les Afrikaners le traitaient-ils comme ils traitaient les autres blancs ? J’en doute. Sa trahison était sans doute regardée avec sévérité, voire avec haine. Par ailleurs, si les autres Zoulous lui avaient tenu rigueur de ses "privilèges de blanc", et l’avaient rejeté pour cela, en le traitant de colonialiste faisant de l’appropriation culturelle, cela aurait-il été pertinent ? Cela aurait-il servi la cause de la libération de Mandela et de l'égalité des droits ?
[Note : On disait souvent de Johnny qu'il était un "zoulou blanc", pour préciser qu'il était Zoulou par choix, et qu'il avait une différence physiologique avec les gens à qui cette identité, Zoulou, avait été attribuée à cause de leur naissance. Mais ses amis le considéraient comme un Zoulou, pas un blanc. Dire de Johnny qu’il était Zoulou, c’est vrai, quoique incomplet. Dire qu’il était blanc, c’est incomplet au point d’être faux. De la même façon, on parle de "femme trans" si on veut signifier qu'une femme l'est devenue alors que ce n'était pas son destin prévu initialement. La similitude est frappante.]
Épistémologie, Histoire des sciences et construction du genre : l’essentiel
Dans “Le Deuxième sexe” (1949), Beauvoir, par l’approche phénoménologique, fonde le concept que l’on appelle aujourd’hui “genre” (“gender” : comme le genre du mot chaise est féminin et tabouret est masculin).
Ce phénomène culturel, explique-t-elle, est acquis, et est bien plus impactant sur l’identité, que la biologie sur laquelle il est adossé (l'impact de l'anatomie sexuelle existe, notamment en rapport avec la menstruation et la parentalité, mais elle est moins importante que celle des comportements appris). Tout comme la culture Zouloue est bien plus significative que le seul fait d’avoir une couleur de peau.
Cette idée de Beauvoir a été mise à l’épreuve dans des démarches scientifiques : les "études de genre", constituées d’approches sociologiques, psychologiques, ethnologiques, linguistiques, historiques, etc. C'est une discipline créée par des scientifiques féministes, chercheuses dans des domaines de sciences humaines depuis 1972 (Ann Oakley). Ces travaux consistent à étudier les effets sociétaux liés au "rôle genré" (le rôle et les présuppositions associées à l’identité “femme” ou “homme”) des individus. L’ouvrage de référence en ce domaine est de Judith Butler , “Gender Trouble” en 1990, qui popularise la notion de genre (“théorie du genre” comme l’appellent ses critiques).
Les recherches ont démontré que les traits de caractère, les comportements sociaux, et les relations entre femmes et hommes (avec ou sans dynamique d'oppression), dépendent principalement de ce phénomène social qu’est "le genre", ou "rôle genré" - rôle attribué à une personne en fonction de son sexe perçu. Le "genre" est un ensemble de croyances et de présupposés, plaqué sur une personne, et qui définit :
- ce que l'on attend de lui ou elle,
- les comportements que l'on s'autorise vis-à vis d'elle ou lui,
- un ensemble de suppositions sur ses émotions, ses intentions,
- la façon dont on interagit avec elle ou lui,
- et donc, ses expériences futures et sa propre perception de sa place dans le monde.
Le "genre" constitue un apprentissage du rôle et de la place qu'une personne aura dans la société (“devenir femme” ou "homme").
Cette construction sociale, le "genre", est initialement principalement déterminée par le "sexe" (anatomie génitale et apparence physique), mais il n’est ni égal, ni consubstantiel à celui-ci. Ce qui fait le "genre femme" n’est PAS le fait d’avoir des ovaires, mais le fait de vivre certaines expériences dans la sphère sociale, et d’avoir des réflexes psychologiques, sociaux, culturels, associés à l'image "femme" telle que la société le perçoit.
Le "genre" est une culture. D'où mon exemple de Johnny Clegg et de la culture zouloue.
Les études scientifiques ont montré que le genre (expériences sociales et réflexes psychologiques) a beaucoup plus d’impact sur la vie d'une personne, en particulier sa vie sociale, que le sexe biologique.
C’est révolutionnaire pour le féminisme.
Car la croyance patriarcale affirme que les femmes, "du fait de leur biologie", sont condamnées à certains rôles, principalement subalternes. Elle affirme aussi que les hommes sont "intrinsèquement" incapables de réprimer leurs pulsions sexuelles et leur agressivité.
C’est cette croyance en une “nature” masculine ou féminine, qui fonde la culture du viol et un grand nombre d’oppressions.
La démonstration de la construction sociale et expérientielle de ces rôles permet de sortir de la logique “essentialiste”, et de l’aspect inéluctable de ces rôles et de la hiérarchie correspondante.
Et le fait que certaines personnes avec une anatomie de naissance donnée puissent se sentir appartenir à l'autre moitié de l'humanité, et en vivre les expériences, bref l’existence de personnes trans, est en soi la plus menaçante des sources d'effondrement de l'ensemble du système : la preuve de son absurdité.
Expérience personnelle et perception des conséquences politiques :
Le genre, c’est un système de points de repères qui sont intériorisés par les individus, et qui sont associés par les sociétés (la culture) au dimorphisme sexuel. Et qui sont souvent, par le système de reproduction sociale, des clefs d’analyse pertinentes statistiquement - mais dont la source n’est ni biologique, ni ontologique, mais résultat de l'éducation genrée, de la culture commune.
Sur des conseils d'ami.e.s, j'ai participé à des cercles de paroles d'hommes pendant plus de 2 ans, une fois par mois – pour "me réconcilier avec les hommes et avec ma part masculine" (et essayer de me convaincre d'embrasser le rôle qui m'était assigné).
Observer ainsi intimement les expériences de personnes de l’autre genre, apporte une preuve éclatante de la différence radicale entre ces modes de fonctionnement intériorisés (donc inconscients) - et le fait que cela est pleinement social, et en aucun cas anatomique. Évidemment, cette étrangeté ne peut être constatée qu’en étant parfaitement déguisé (voir aussi l’expérience de Norah Vincent, “Self made man, my year disguised as a man”, 2006 - voici un lien vers un documentaire TV (en Anglais) réalisé sur son expérience).
Avoir écouté des hommes raconter leur vécu intime dans des cercles de parole, m'a également convaincue que eux aussi souffrent énormément du patriarcat, eux aussi ont des besoins émotionnels qui sont mutilés par la division des genres. Mais surtout, cela m’a convaincue que j’étais incapable de jouer ce rôle social de façon crédible, et m’a fait me sentir honteuse d'avoir "regardé dans le vestiaire des autres".
Le genre est le moyen par lequel nous sommes conditionné.e.s à nous diviser selon une ligne arbitraire, comme la couleur de peau en Afrique du Sud naguère.
[Selon vous, y a-t-il plus de différence entre deux Américains, de peau blanche, grands, obèses, catholiques, vivant dans le Kansas, cadres en entreprise, et qui sont frères et soeur; ou entre cette même femme américaine et une femme chinoise, de petite taille, maigre, pauvre, confucianiste, et travaillant en usine? Pourtant, ce sont un homme et une femme, ou deux femmes, et votre langage fait plus de distinction entre lui et elle, qu’entre elles.
Le “genre” est une idéologie qui sépare le monde en deux, et le langage est un support de cette idéologie. ]
Le système patriarcal pose une hiérarchie sur la base de l’anatomie génitale.
Nommer ce que recouvre le genre, l’expliquer, le décortiquer, le dénoncer, c’est démontrer l’arbitraire de ce système. C’est donc le premier pas de la libération - Beauvoir en a établi les prémisses, et sa notoriété dans le monde est celle d’une des plus importantes de la pensée moderne.
Sur le plan politique, le fait même qu’il y ait des transfuges, est un indice que ces “camps” ne sont pas des destins inéluctables fondés par une “nature” immanente. Et en cela, c’est un véritable affaiblissement de ce système. C’est en tous cas ce qu'affirment de nombreuses penseuses féministes, dont Judith Butler ou Katharine McKinnon.